1 - Penser que notre époque est celle d'une accélération du temps a quelque chose d'un lieu commun. C'est aussi une idée dont on doit interroger la nature, et dont on peut questionner le lien avec la réalité qu'elle prétend représenter. Dans l'introduction qu'il font à un livre collectif intitulé "Accélération", Gauthier Huber et Arthur De Pury en parlent plutôt comme d'un sentiment, une sensation commune (1). Ils évoquent : le "sentiment partagé d'un temps qui s'accélère, et qui se vide simultanément de tout sentiment de durée, laquelle suppose le parcours, le trajet - et partant l'accomplissement - (...) hanté par l'intuition que rien, finalement, ne se passe vraiment". Et ils ajoutent : "L'accélération contemporaine favorise l'oubli. L'enchevêtrement des scénarios - actualité spectaculaire, sagas politiques, péripéties de la vie des stars - que les médias placent sur le même plan, empêche l'émergence de faits saillants qui auraient vraiment valeur d'événement."

La réalité d'un tel sentiment, ou de l'existence d'une sensation commune "d'accélération" me semble indéniable, même si je ne suis pas très sûr que ce qui "accélère" soit pour autant très clair, ni ce en quoi consiste cette accélération supposée. Est-ce une simple illusion générée par la spectacularisation médiatique ou plutôt, comme le suggère Marc Augé, dans le dialogue qu'il publie avec Raphaël Bessis (2), un processus qui affecte la réalité "du temps historique" ?

C'est ainsi qu'aux pages 91 et 92 de ces entretiens, Raphaël Bessis s'adresse à Marc Augé :
"— Vous pensez le temps actuel non pas seulement sous la figure de la contemporanéité ici, le fait que tous les hommes, même les plus excentrés par rapport à la globalisation économique et technologique, vivent une même temporalité mais également sous la forme d'une accélération du temps historique. A cet égard, vous relevez avec justesse ce phénomène si commun et pourtant éclairant selon lequel "les années récentes, les sixties, les seventies, bientôt les eighties (et les nineties), retournent à l'histoire aussi vite qu'elles y étaient survenues", ce qui vous conduit à cette formule saisissante : "nous avons l'histoire sur les talons". Cette expression est révélatrice de l'état d'un monde qui est pris dans un temps de la vitesse, temps de l'urgence, lequel inaugure une nouvelle angoisse de masse. Selon vous, à quoi ou à qui attribuer cette actuelle accélération du temps historique?
Et Marc Augé répond :
— On doit certainement cette accélération à la surabondance d'événements, qui est elle-même sans doute un effet de la surabondance de l'information, et au fait qu'aujourd'hui tout ce qui se passe d'un bout à l'autre de la planète nous concerne, ce qui nous éloigne par conséquent de notre situation passée où régnait l'histoire lente et locale. Mais d'autre part il est également indéniable que la science et ses multiples découvertes ont participé à cette accélération historique. Pour vous en convaincre, je vous invite à réaliser ce petit exercice l'imagination suivant : reportez vous à ce que nous étions il y a seulement trente ans et imaginons ce que le contexte actuel aurait de surprenant à nos yeux passés... Mais tentons à présent de faire un pas de plus, un pas en direction de l'avenir. Projetons-nous dans quarante ans ou cinquante ans, et tâchons d'envisager ce que le monde sera. Notre surprise, cette fois-ci, tient au fait que ce monde nous est, en fait, parfaitement inimaginable...."

Il est permis de douter du bien fondé de la référence aux dernières décennies quand on pense à celles qui ont ouvert le XXème siècle et aux incroyables transformations techniques, scientifiques, artistiques, politiques, qui ont lieu de la première à la seconde guerre mondiale. Sur bien des points, les années quatre vingt ne sont pas si loin de nous, alors que des années dix aux années quarante du XXème siècle, les hommes sont passés d'un monde encore dominé par la traction animale aux avions supersoniques et à la bombe atomique. Mais je ne vois pas bien comment pourrait se faire la mesure relative de ces changements, et dans tous les cas, le fait que nous soyons là devant quelque chose qui est de l'ordre d'une sensation collective ou d'un sentiment partagé semble incontournable. Et il nous faut d'abord nous arrêter sur cette notion. La façon dont nous nous représentons le monde dans lequel nous vivons est aussi faite de ce genre de "sentiments partagés", qui inversement contribuent à constituer ce monde, qui en sont un des éléments. En l'occurrence, ce sentiment d'accélération n'est pas un "objet" unique et isolé. Il est l'une des facettes de l'idée suivant laquelle notre société est en train de se transformer de façon profonde, que nous vivons un changement d'époque, quelque chose comme une rupture qui touche à la quasi totalité des aspects de notre existence. Il s'en suit que le "sentiment partagé" d'accélération nous dit quelque chose de cette transformation, ou de la façon dont elle est vécue - sans doute des deux, mais certainement d'une façon moins simple qu'il ne paraît.

Il est d'ailleurs remarquable que ce sentiment soit aussi ancien. Le thème de la vitesse, l'idée que nous sommes dans un monde qui va vite et de plus en plus vite n'a rien de nouveau, que ce soit pour s'en enthousiasmer ou s'en inquiéter. Et il me semble que ce sentiment est de façon générale lié à un certain type de relation à l'avenir. L'idée d'une accélération générale a été d'abord indissociable d'une façon de percevoir l'avenir comme "à portée de main". C'est typiquement un trait de la société moderne, capitaliste et industrielle. Des romans comme le "Paris du XXème siècle" de Jules Vernes, et en général l'apparition de ce qui deviendra en littérature la science fiction et l'anticipation témoignent de l'apparition de la vitesse comme sentiment partagé. Et le fait que nous vivions aujourd'hui dans une société qui a perdu toute représentation de l'avenir est sans doute l'un des éléments qui nous font percevoir ce qui distingue la particularité du sentiment actuel d'accélération, qui est peut-être surtout un sentiment de déperdition, . Nous courrons toujours, mais l'ombre que nous croyions saisir s'est évanouie. Si Jules Vernes voyait l'avenir s'élever devant lui comme une réalité proche et bientôt tangible, comme Marc Augé le souligne justement, il s'est soudainement évanoui, sinon sous la forme du cri d'alerte de ceux qui mesurent les déséquilibres écologiques que précipite notre incapacité à penser à long terme. La seule représentation collective de l'avenir que nous paraissions capable de produire est celle d'une catastrophe. Bien sûr, les discours de la prévision ne manquent pas et il s'est même constitué une discipline particulière qu'on appelle la prospective et qui se prolonge et s'épanouit dans cette "science" revendiquée sous le nom de futurologie. Mais justement, cette "science" vient remplir de ses discours le vide de la place abandonnée des constructions collectives, des espérances actives et communes. L'ambition est devenue d'aider en "experts" la décision des politiques, pas d'énoncer politiquement la perspective d'un projet de sens.

Comme on l'a aperçu au travers des paroles des uns et des autres, le rapport entre ce sentiment d'accélération et la question de la mémoire est presque systématique. Si le sentiment d'accélération est bien lié à un type de relation qu'on engage avec le futur, avec l'idée d'une transformation de la société, la déperdition de la mémoire est évidemment liée non tant à la perte du passé historique qu'à la sensation que le présent ne s'articule plus correctement au passé et qu'il ne fait plus trace, qu'il ne construit plus. Ce qui se joue entre l'évanouissement d'un futur qui était encore tout récemment à portée de main et un présent qui ne fait plus mémoire, c'est une sorte de rétrécissement de l'histoire sur le point funambulesque d'un présent suspendu au dessus du vide. Il est bien évident qu'on ne peut pas se satisfaire de ce genre de constat, mais qu'on doit essayer d'y voir ce qui y fait symptôme.

Toute une tradition philosophique y verra l'effet des technologies et se tournera vers la fonction des médias. Mais la question est peut-être moins celle des technologies en général que des modalités d'objectivation de la mémoire dans des supports autonomes. Affirmer que la mémoire se construit au travers de substrats dans lesquels elle s'incarne et s'objectivise n'est pas en soi quelque chose de nouveau. De Leroi-Gourhan ou de Mc Luhan à Foucault jusqu'à Stiegler, beaucoup de choses ont été dites à ce propos qui comptent ici. Et il est en même temps incontournable que non seulement les images, mais les modalités de la formation de nos représentations tiennent une place importante dans ce qui contribue aux transformations de nos sociétés, que nous dirons, pour reprendre l'expression consacrée, postmodernes. Je ne veux pas seulement dire par là qu'elles jouent un rôle par l'inflation dont elles font l'objet, ni par le rôle qu'elles jouent dans la fabrication du spectacle médiatique, mais aussi par le type de temporalité qu'elles développent.

2 - Le point de départ de ce texte a été donné par l'invitation faite par Jocelyn Robert de participer à un colloque qu'il avait intitulé Wikimémoire et Supervitesse (3). Dans la composition de ces deux mots, il y a d'abord la relation entre la vitesse et la mémoire, il y a ensuite les modalités propres à cette relation que les préfixes définissent : wiki et super. Il me semble nécessaire de distinguer les deux niveaux, celui du sentiment que nous avons de vivre dans un monde qui accélérère, avec ce que ça met en jeu de la mémoire, et celui du contexte de pensée que les préfixes wiki et super impliquent. Et cela me conduit aussitôt à une remarque : ces préfixes en cachent un troisième, ou en tout cas ils le contiennent dans leur propre relation. C'est le préfixe "hyper", employé au sens où l'on parle d'hypertexte ou d'hypermédias.

Bien évidemment, le terme de wiki utilisé comme préfixe renvoie à internet et en particulier aux modalités collaboratives de son utilisation dont les systèmes wiki sont l'un des moyens privilégiés, et wikipédia le symbole. Mais le terme de supervitesse n'engage que la signification d'une augmentation quantitative, il suppose un processus d'accélération qui nous aurait fait passer d'un monde de la simple vitesse, par exemple de la vitesse mécanique, celle des trains, des voitures et des avions, à un monde de la supervitesse, par exemple celle de l'information. La notion d'une hypervitesse introduirait une dimension qualitative. Elle ne renverrait pas seulement à une augmentation abstraite et absolue de quelque chose qu'on a un peu de mal à définir, dont on ne sait pas très bien si ça intéresse les communications, le développement des techniques et des connaissances, les échanges en général ou plus largement encore ce qu'on peut trouver désigné comme "le temps historique". Elle engagerait non seulement un mouvement, mais une modalité de ce mouvement, une logique, un type d'organisation et de fonctionnement. Dire, par exemple, que l'internet marque une accélération de la circulation des informations par rapport aux médias de masses que sont la radio ou la télévision me paraît assez vide de sens et facilement contestable. Dire par contre que le réseau transforme profondément les modalités de la circulation des informations et du savoir dans la société a une tout autre signification. Au moins pourra-t-on reconnaître la différence entre un modèle centralisé et univoque de distribution continue de l'information vers une sphère territoriale et un modèle distribué où chacun est, en droit, à la fois récepteur et émetteur. Que nous assistions maintenant à la colonisation du réseau par des structures polaires à tendance monopolistique cherchant à s'approprier la connaissance pour la réduire à des usages marchands ne fait que témoigner de l'existence d'une logique technologique différente qu'il s'agit de réduire à la logique économique du capitalisme financier. Internet est aujourd'hui le théâtre d'une lutte acharnée dont l'objet est la liquidation de ce que le réseau pouvait porter de formes libres de partage et de collaboration pour y instaurer des modes de contrôle centralisé et des relations de consommation de produits dans une logique de profit. Confondre l'objet et les relations qu'il incarne est classiquement l'un des ressort de l'illusion idéologique. C'est une vieille idée que la fétichisme de la marchandise occulte le rapport social qui la constitue en tant que marchandise. De la même façon, la critique des technologies permet souvent d'escamoter à bon compte les rapports économiques, sociaux et cognitifs qui s'y jouent.

Or parmi les facteurs que cette sensation d'accélération réunit dans une synthèse émotionnelle, beaucoup sont clairement de nature économique, et ils sont déterminant dans bien des domaines. Et même s'il n'est plus très "convenable" de recourir aux textes de Marx, force est de reconnaître que ces facteurs relèvent largement de ce qu'il appelait la baisse tendancielle du taux de profit. C'est le raccourcissement du temps de rentabilisation des investissements, le passage d'une économie de stocks à une économie du flux tendu, l'augmentation des taux d'intérêt des capitaux boursiers et, d'une façon générale, le rôle de la monétarisation de l'économie, particulièrement le développement de modalités de rentabilisation financière fonctionnant sur l'endettement et les profits futurs hypothétiques. La récente crise des subprimes et encore davantage la crise financière globale dont elle a été le détonateur, nous en donnent une illustration douloureuse. D'autres facteurs me paraissent engager des données de nature plus sociologique, comme la destruction des catégories et des solidarités sociales dans lesquelles les individus construisaient leur identité et au travers desquelles des valeurs, des modes de vie, une histoire commune se transmettaient. D'autres encore concernent évidemment les formes de la communication, le mode de fonctionnement des mass média et les modalités logiques et fonctionnelles propres aux technologies de l'information. Il me semble qu'il y a là trois niveaux de réalité très différents, même s'ils sont liés les uns aux autres, mais qui sont confondus dans l'idée d'une accélération généralisée.

Quoiqu'il en soit, ce qu'économise d'abord la notion de supervitesse, c'est le fait que les logiques de fonctionnement engagent aussi des temporalités spécifiques et que ces dernières ne se ramènent pas une échelle homogène et absolue. Il n'y a pas seulement la vitesse et la lenteur, mais des registres du mouvement et des régimes d'organisation. C'est une confusion que la notion de temps réel véhicule de façon exemplaire. Penser le temps réel comme le simple produit de l'accélération technologique, le ramener à la simultanéité et à l'immédiateté, c'est ignorer qu'il engage un type de temporalité particulier, celui de l'évolution d'un système par rapport à la variation de contraintes exogènes ou endogènes, celui de la régulation dans des processus interdépendants. Le temps réel, c'est le type de temporalité que manifestent les boucles de rétroaction, c'est en général les temporalités que développent des systèmes dynamiques en équilibre. Loin de se réduire à un présent sans épaisseur, le temps réel introduit la durée dans les relations entre des éléments en interaction. Et avec la durée, il introduit de la discontinuité et de l'imprédictibilité. L'accélération des vitesses de calcul qui permettent aux machines informatiques de fonctionner en temps réel n'est pas la même chose que le temps réel comme temporalité. Dans un cas, nous avons une vitesse linéaire, dans l'autre, des processus en interaction. Peut-être que, de la même façon, ce qui se joue entre la wikimémoire et la supervitesse est un changement de registre.

3 - Leigh Van Valen, un spécialiste des phénomènes de co-évolution, c'est à dire des phénomènes concernant les espèces qui sont liées par des relations réciproques et intégratives, comme le sont les prédateurs et leurs proies, ou encore davantage les parasites et leurs hôtes, a proposé dans les années 70 une théorie qui n'est pas sans intérêt ici. Cette théorie est connue sous le nom de la Reine Rouge, à cause de l'usage métaphorique que son inventeur fait d'un passage de "Au delà du Miroir", de Lewis Carroll.

Van Valen montrait que des espèces fortement interdépendantes développent des caractères objectivement solidaires, de sorte qu'un équilibre en mouvement se constitue où les changements apparus d'un côté sont contrebalancés par des changements qui suivent de l'autre côté, sans que le système constitué par la relation interspécifique en soit modifié au delà des limites inhérentes à la préservation de cette relation. De façon très générale, Van Valen décrivait cette co-évolution comme une sorte de course aux armements dans laquelle le rapport de force reste au bout du compte inchangé. Sa théorie n'était sans doute pas sans relations avec le contexte historique de la guerre froide. Elle supposait de concevoir l'évolution comme un processus concurrentiel dans un espace où chacun occupe une place qu'il doit essayer de conserver pour survivre. Elle supposait aussi de faire des phénomènes particuliers de co-évolution un modèle généralement valable pour l'évolution dans son entier. Mais quoi qu'il en soit, cela conduisait à complexifier la représentation qu'on peut se faire de l'évolution et du "temps" dans lequel elle se déroule, en intégrant dans une même logique temporelle des vitesses différentes. C'est le rôle de la métaphore de la Reine Rouge que de le faire apparaître.

Alice, dans le livre de Lewis Carrol, se retrouve dans un jardin dont les limites se meuvent au fur et à mesure qu'elle se déplace, de sorte qu'elle ne peut plus en sortir. Alice et l'un des personnages du roman, la reine rouge d'un jeu de carte, se mettent à courir, mais alors qu'elles courent aussi vite qu'elles le peuvent, rien ne change dans leur environnement :
"Alice regarda autour d'elle d'un air stupéfait.
- Mais voyons, s'exclama-t-elle, je crois vraiment que nous n'avons pas bougé de sous cet arbre ! Tout est exactement comme c'était !
- Bien sûr, répliqua la Reine ; comment voudrais-tu que ce fût ?
- Ma foi, dans mon pays à moi, répondit Alice, encore un peu essoufflée, on arriverait généralement à un autre endroit si on courait très vite pendant longtemps, comme nous venons de le faire.
- On va bien lentement dans ton pays ! Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu'on peut pour rester au même endroit."

Dans la scène décrite par Lewis Carroll, s'arrêter, c'est se faire avaler par la transformation du paysage ou si l'on préfère, c'est accélérer le mouvement du paysage. Et avancer dans ce paysage implique d'aller encore deux fois plus vite.
Mais cela ne doit pas faire oublier que cette vitesse nécessaire pour rester sur place n'est certainement pas uniforme pour tous les éléments qui constituent le jardin d'Au delà du miroir, par exemple pour l'arbre sous lequel courent Alice et la Reine Rouge, comme elle ne l'est pas pour tous les participants au processus évolutif. D'abord, parce que la course aux armements est un jeu réciproque de rattrapage qui suppose des vitesses différenciées et irrégulières, une succession de bonds en avant réciproques et de périodes stables, des stases, une succession de périodes d'équilibres et de crises de ces équilibres. Ensuite, parce que le maintien d'un équilibre n'implique pas que chaque espèce doive évoluer au même rythme, ne serait-ce que parce que chacune se trouve dans un tissu de relations aux autres différent. Ou si l'on préfère, le paysage évolutif étant essentiellement constitué par les relations aux autres espèces, ces relations sont différentes pour chacune d'entre elles et son propre "paysage" lui est donc particulier, différent de ce qu'est le "paysage" d'une autre espèce. Le "paysage" de l'arbre n'est pas exactement celui d'Alice.

L'évolution telle qu'elle est suggérée par la théorie dite de la Reine rouge est un paysage multidimentionnel. Parler dans ce cadre d'une accélération générale n'a certainement pas de sens. L'équilibre du mouvement général est toujours redéfini, même s'il se maintient comme équilibre, et son mouvement est un mouvement qui combine des temporalités diverses.

C'est dans cet esprit qu'on peut lire la citation de Milan Kundera qui illustre le texte de présentation des rencontres organisées par Avatar en 2008 :
« Il y a, dit Kundera, un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l'oubli. Évoquons une situation on ne peut plus banale : un homme marche dans la rue. Soudain, il veut se rappeler quelque chose, mais le souvenir lui échappe. À ce moment, machinalement, il ralentit son pas. Par contre, quelqu'un qui essaie d'oublier un incident pénible qu'il vient de vivre accélère à son insu l'allure de sa marche comme s'il voulait vite s'éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, encore trop proche de lui. Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l'intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l'intensité de l'oubli.» (3)

La force de la citation de Kundera est de donner à la relation entre vitesse et oubli une expression à la fois concrète et générale. Concrète puisqu'elle s'appuie sur un exemple, qu'elle adopte une forme à la fois descriptive et tangible, qu'elle mobilise une sensation vécue ou fait en tout cas référence à une expérience imaginaire que chacun d'entre nous peut faire et dans laquelle il peut se reconnaître. Générale aussi puisqu'au delà de toute situation historique, la citation de Kundera semble évoquer une caractéristique particulière de la mémoire et de l'oubli considérés en eux-mêmes, une caractéristique qui se traduit ici par un principe d'équivalence, ou de correspondance quantitative entre la vitesse et l'oubli, la lenteur et la mémoire. Ce double ancrage dans l'expérience subjective et dans un principe logique d'équivalence, Kundera lui donne son expression dans le bel oxymore d'une "mathématique existentielle".

Et c'est justement là que quelque chose résiste au simple énoncé, pourtant parfaitement explicite, de l'équivalence entre vitesse et oubli. Quelque chose qui vient troubler l'accord entre le mode statique de cette énonciation et l'exemple par lequel elle se trouve illustrée, qui est lui dynamique, qui évoque moins une échelle de degrés quantitatifs qu'une variation entre ces degrés, une accélération ou un ralentissement. Cette différence peut sembler minime à première vue, mais je la crois déterminante. Ralentir ou accélérer, c'est changer de rythme, c'est aussi provoquer un décalage temporel avec le monde environnant. Le principe de proportionnalité avancé sous une forme générale semble établir une échelle fixe et absolue. Elle énonce une équivalence logique, neutre, objective. L'exemple suggère une façon différente d'envisager les relations entre vitesse et mémoire, plus relative et modulable, plus active aussi. L'équivalence entre vitesse et oubli, lenteur et mémoire, suppose une nécessité à laquelle on ne peut pas échapper. Par contre, accélérer ou ralentir, ce n'est plus subir un mouvement commandé de l'extérieur, c'est agir. Je voudrais proposer l'idée que la mémoire a fortement à voir avec cette action sur les rythmes, et que c'est l'un de ses liens les plus profond avec les formes artistiques et poétiques.

Un autre exemple, qui est aussi d'une certaine façon un contre exemple, peut contribuer à éclaircir mon propos. Quelques temps après avoir reçu la proposition dans laquelle figure la citation de Kundera, j'ai vu un film réalisé par un jeune cinéaste, Jean-Michel Perez, intitulé "Trous de mémoire". Il s'agit d'un travail fait dans la prison des Baumettes, à Marseille, avec des détenus. Au travers des récits de quelques hommes, c'est l'érosion de la mémoire dans cette situation d'arrêt, au sens le plus fort du terme, qui est mise en jeu. Ici, le travail de la mémoire passe par un mouvement de réinscription dans une histoire à la fois individuelle et collective. Tout à l'heure, l'oubli était lié à la vitesse et au mouvement, il est maintenant attaché à l'immobilité et à la répétition. Dans la perspective de Kundera, la mémoire passait par le ralentissement et la fixation, ici, elle passe par une forme de mobilisation de soi, par la mise en mouvement. On peut dire les choses un peu autrement : dans la proposition que j'appellerai, pour faciliter les choses, celle de Kundera, la mémoire est liée à un processus de disjonction d'avec le mouvement ambiant, une sorte de séparation, de décrochage. Dans la proposition de Jean-Michel Perez, c'est justement la séparation, la coupure d'avec le monde, cette disjonction par rapport au rythme extérieur, qui installe la perte d'identité et l'oubli.

Une analogie, qui n'étonnera peut-être pas ceux qui ont remarqué la constante relation que les textes les plus divers établissent entre la mémoire et la vue, du De Oratore de Ciceron aux études les plus contemporaines, éclairera peut-être ce paradoxe : on peut, pour bien voir, se saisir de ce que l'on veut observer, l'arrêter, l'immobiliser, comme on le dit justement le fixer. Mais c'est aussi ce qui bouge, ce qui se déplace, ce qui entre en mouvement que l'on aperçoit et qui se révèle à nos yeux. C'est ce qui conduit de nombreux animaux à rester immobiles pour éviter d'être vus par leur prédateurs ou au contraire par leur proie. En quelque sorte, voir, c'est immobiliser ce qui bouge et mettre en mouvement ce qui est immobile. Il suffit de prêter attention à la façon dont nous regardons quand nous cherchons quelque chose pour nous rendre compte que c'est ce que nous faisons dans le mouvement même de notre regard, qui passe de la mobilité à l'arrêt, de la poursuite à l'examen. Réfléchir ainsi à ce que c'est que voir, le considérer de ce point de vue là - c'est à dire du point de vue des temporalités du voir, c'est bien évidemment aussi interroger les images, non seulement parce qu'elle témoignent de nos façons de voir, mais parce qu'elles contribuent à structurer le regard, à le forger, à l'orienter, à l'alimenter, bref, parce qu'elles en sont justement la mémoire.

La reine Rouge, séquence2 - mémoire et écriture.